Pourquoi ne savons nous rien de tout cela ?
Ces chiffres paraissent totalement improbables à la majorité des États-uniens. Si l’armée US tuait 300 Irakiens chaque jour, cela ferait la « une » des journaux, n’est-ce pas ? Et pourtant, la presse tant imprimée qu’électronique ne nous dit jamais que les soldats U.S. tuent tous ces gens. On nous parle beaucoup d’attentats à la voiture piégée et d’escadrons de la mort, mais on parle beaucoup moins des victimes des soldats US, sauf de temps en temps quand il s’agit d’un « terroriste » important, ou ici et là, parfois, quand l’atrocité est vraiment trop visible.
Comment font les États-unis pour accomplir un tel carnage, et pourquoi la presse ne s’y intéresse t-elle pas ? La réponse se trouve dans une autre statistique incroyable : celle-ci est publiée officiellement par le Pentagone et est confirmée par la hautement respectable Brookings Institution [3] : ces 4 dernières années, l’Armée de terre U.S. a effectué en moyenne plus de 1 000 patrouilles par jour dans les zones hostiles, dans le but de capturer ou tuer des insurgés ou des « terroristes ». (Depuis février 2007, ce nombre est passé à environ 5 000 patrouilles par jour, si nous incluons les troupes irakiennes participant au renforcement des opérations militaires états-uniennes.)
Ces milliers de patrouilles quotidiennes ont pour conséquence des milliers de morts irakiennes, étant donné que ces patrouilles ne sont pas de simples promenades dans les rues, comme nous pourrions le croire. Dans son livre indispensable In The Belly Of The Green Bird [4], le journaliste d’investigation Nir Rosen décrit ces patrouilles comme « toutes entières remplies d’une énergie brutale et d’une tension violente qui n’est que rarement décrite par les journalistes "embarqués" de la presse "mainstream" aux États-unis ».
Cette brutalité est facilement compréhensible, compte tenu des objectifs de ces patrouilles. Des soldats états-uniens sont envoyés dans des communautés hostiles dans lesquelles la quasi totalité de la population soutient les insurgés. Les soldats disposent souvent d’une liste de suspects et de leurs adresses. Leur mission est d’interroger, d’arrêter ou de tuer les suspects, de fouiller leurs maisons pour y trouver des preuves, notamment des armes et des munitions, mais aussi de la littérature, des équipement vidéos et autres éléments utilisés par la résistance pour ses activités politiques et militaires. Quand les patrouilles n’ont pas de liste précise, ils fouillent des pâtés de maison à la recherche de personnes aux comportements suspects ou de preuves d’activités terroristes.
Dans ce contexte, n’importe quel homme en âge de porter une arme n’est pas seulement un suspect, mais un adversaire potentiellement meurtrier. Les soldats sont régulièrement briefés de ne prendre aucun risque : par exemple, frapper à la porte est souvent dangereux car on pourrait se faire tirer dessus à travers la porte. Les instructions sont donc de faire jouer l’élément de surprise dès qu’il y a un risque de danger — enfoncer la porte, la faire sauter, tirer sur tout ce qui pourrait être suspect, lancer des grenades dans les maisons ou les pièces pouvant abriter une quelconque résistance... si vraiment ils rencontrent une résistance tangible, ils peuvent demander une assistance d’artillerie ou l’aviation pour détruire le bâtiment plutôt que de tenter d’y pénétrer.
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Si elles ne rencontrent pas de résistance, ces patrouilles peuvent interpeller environ 30 suspects ou fouiller plusieurs dizaines de maisons en une seule journée. Ceci veut dire que nos 1 000 patrouilles quotidiennes peuvent envahir plus de 30 000 maisons par jour.
Mais si une mine explose sous leur Humvee ou si elles sont prises sous le feu d’un sniper, alors leur mission change et a pour objectif de trouver, capturer ou tuer le responsable de l’attaque. Les officiers sur le terrain pensent d’ailleurs que très souvent les attentats à l’explosif au passage de patrouilles sont faites par des insurgés qui veulent détourner la patrouille de son objectif initial, empêchant la fouille généralement brutale des maisons, la violation de l’intimité des femmes de la maison et l’humiliation des habitants.
Les échanges de coups de feu qui suivent généralement une attaque sur une patrouille, débordent toujours sur les maisons avoisinantes, étant donné que les insurgés s’y cachent pour échapper à la contre-attaque états-unienne. En conséquence, les soldats US ont pour habitude de systématiquement tirer sur ces maisons soupçonnées d’abriter des insurgés prenant le risque de faire des victimes innocentes parmi les habitants. Les règles d’engagement de l’armée US insistent sur l’importance de tout faire pour éviter de mettre en danger les civils, et il existe de nombreux exemples où les soldats ont mesuré leur riposte afin d’épargner les civils. Mais les témoignages d’officiers et de soldats montrent clairement que, dans le feu de l’action, la priorité est la capture ou la mort de l’insurgé, pas la sécurité des civils.
Tout ceci paraît assez encadré et ne permettant pas de générer le nombre de morts avancé par l’étude du Lancet. Mais l’importance du nombre de patrouilles — 1 000 par jour — et en conséquence le nombre important de confrontations dans les maisons, les ripostes aux attaques des snipers ou des mines, les échanges de coups de feu qui s’ensuivent... tout cela finit par s’additionner en former un massacre quotidien.
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[Lors de la commissions d’enquête sur le massacre de Haditha, où un groupe de soldats US à massacré 24 membres d’une famille dans une maison, en représailles d’un attentat ayant tué un des leurs] le Major General Richard Huck, officier commandant l’unité de Marines à Haditha [aujourd’hui chargé de la planification des opérations au Pentagone], a souligné à nouveau la limpidité de ces règles d’engagement, quand il a expliqué pourquoi il n’avait pas jugé bon à l’époque de procéder à une enquête sur la mort de ces victimes civiles :
« Ces morts sont survenues lors d’une opération de combat et il est fréquent qu’il y ait des victimes civiles dans ce type d’engagement. Dans mon esprit, j’ai vu que les insurgés avaient tiré sur mes soldats et que les soldats de la Kilo Company avaient riposté. Dans ces circonstances, la mort de 15 civils non concernés ne me paraissait pas suffisamment inhabituelle pour justifier une enquête ».
Pour le Général Huck, comme pour les autres officiers commandant en Irak, à partir du moment où il y a « des coups de feu ennemis » — voire simplement la menace de ces coups de feu — alors les actions commises par les Marines dans cette maison d’Haditha étaient non seulement légitimes (à partir du moment où elles sont mentionnées dans le rapport d’intervention), mais carrément exemplaires. Les soldats ont riposté de manière appropriée dans une situation de combat, et la mort de « civils non concernés » n’est « pas inhabituelle » dans ces circonstances.
Partant de cette constatation, souvenons nous que les soldats de l’Armée de terre mènent un peu plus de 1 000 patrouilles par jour — ce chiffre ayant grimpé à 5 000 patrouilles si on inclut celles menées conjointement avec les troupes irakiennes). Si l’on croit les chiffres publiés par le Pentagone — et confirmés par la Brookings Institution — ces patrouilles résultent en 3 000 échanges de coups de feu chaque mois, soit environ une centaine par jour en moyenne juste pour les soldats états-uniens. Ces combats ne causent pas toujours la mort de 24 civils innocents d’un coup, mais les règles d’engagement appliquées par nos soldats — lancer des grenades à main dans des maisons soupçonnées d’abriter des insurgés, utiliser une puissance de feu maximum contre des snipers, utiliser l’artillerie et l’aviation contre tout nid de résistance — garantissent un flot continu de morts civils.
Il est important d’analyser comment ces évènements sont relatés par la presse des États-unis, quand celle-ci se donne la peine d’en parler. Voici par exemple une dépèche de l’Associated Press à propos de patrouilles dans la province de Meyssan, un bastion de l’armée du Mahdi (Juin 2007).
« Plus loin dans le Sud, les autorités irakiennes ont indiqué que plus de 36 personnes ont trouvé la mort lors de combats violents durant la nuit, lors d’une opération de ratissage de maisons menée par des soldats britanniques et irakiens dans la ville d’Amarah, un bastion de la milice chiite, l’Armée du Mahdi » [5].
Cette information fait partie d’une dépêche relatant plusieurs combats dans tout l’Irak, intitulée « Les forces U.S. et irakiennes accentuent la pression sur les insurgés ». Aucun des combats présentés n’est décrit comme étant autre chose que la routine. Il y eut environ 100 combats ce jour là, tous produisant leur lot de victimes. Combien ? Si nous partons des chiffres estimés par l’article du Lancet, les incidents d’Amarah représentent environ un dixième de tous les Irakiens tués par les États-uniens ce jour là. Extrapolés au reste du mois de Juin, le total des Irakiens tués avoisine probablement les 10 000.
Lors de la commission d’enquête sur Haditha l’un des enquêteurs posa la question de la justification d’un taux aussi élevé de victimes, notamment civiles, dans la traque et l’arrestation des insurgés en Irak. Le Lieutenant Max D. Frank, premier officier à avoir enquêté sur les morts d’Haditha, déclara alors que ces morts étaient « un résultat malheureux et involontaire découlant du fait que les habitants locaux permettent aux combattants insurgés d’utiliser leurs maisons comme base d’attaques contre des patrouilles états-uniennes ». Dans la même veine, le premier Lieutenant Adam P. Mathes, responsable de l’unité impliquée dans le massacre, refusa de manière véhémente l’idée que l’armée puisse s’excuser auprès de la population locale pour les exactions commises. Au contraire, Mathes insista sur le fait que l’armée devrait plutôt faire savoir à la population que l’incident d’Haditha (le massacre de femmes et enfants) était représentatif « des choses désagréables qui vont vous arriver si vous laissez des terroristes utiliser votre maison pour attaquer nos soldats ».
Dans mon exemplaire du Dictionnaire Merriam Webster, le mot « terrorisme » est défini ainsi : « des actes de violence ou de destruction (attentats à la bombe) commis par des groupes dans le but d’intimider la population. ... » Ce qui s’est passé à Haditha cette nuit là était précisément un tel acte de violence. Et il n’était pas isolé, il y en eut plus de 100 ce jour là. Et ils furent commis par des gens comme le Lt. Mathes dans le but d’intimider la population d’Haditha et d’autres villes en Irak, afin qu’ils cessent de soutenir l’insurrection.
Michael Schwartz
Michael Schwartz est professeur de sociologie à l’université d’État de New York, Stony Brook
Version française : Grégoire Seither pour Réseau Voltaire
Notes :
[1] « Mortality before and after the 2003 invasion of Iraq : cluster sample survey », par Les Roberts, Riyadh Lafta, Richard Garfield, Jamal Khudhairi, Gilbert Burnham, The Lancet, 11 octobre 2006.
[2] « Huge Rise in Iraqi Death Tolls », BBC, 11 Octobre 2006.
[3] « La Brookings Institution, think tank des bons sentiments », Réseau Voltaire, 30 juin 2004.
[4] In the Belly of the Green Bird par Nir Rosen, Free Press, mai 2006.
[5] « U.S. and Iraqi Forces Move on Insurgents », par Steven R. Hurst, Associated Press, 19 juin 2007.